Trois décennies plus tard, le chemin parcouru est impressionnant. Le chiffre d’affaires de l’entreprise est passé, de 1994 à 2018, de 15 à 135 millions d’euros, et ses effectifs de 50 à 330 collaborateurs. Une croissance que Paul Haelterman évoque bien sûr avec fierté, mais sans se départir d’une forme d’humilité, une élégance souriante. Faut-il s’en étonner? L’homme qui conçut la marque de boisson Tao dégage une évidente sérénité.

Parlant de fierté, Paul Haelterman s’empresse aussitôt de signaler que dans la hiérarchie des siennes, figure ce constat : l’entreprise qu’il dirige a connu un turnover particulièrement faible, certains cadres y officiant depuis 35 ans. Une fidélité réciproque qui correspond à l’esprit familial qui n’est pas ici un slogan creux. Mais qui n’enferme pas non plus l’activité du groupe dans le ronronnement de la routine. Car aujourd’hui, bien d’autres activités sont venues s’ajouter à celles de Carlsberg Importers.

La plus importante de ces activités complémentaires ? C’est sans doute HLS (Horeca Logistic Services), qui livre, à partir de ses trois dépôts, plus de 3000 clients : établissements horeca, entreprises ou institutions. Rien moins que le plus important distributeur de boissons indépendant sur le marché belge ! On n’oubliera bien entendu pas Vasco, l’importateur et distributeur de vin, une autre histoire familiale – via la branche maternelle – dont l’intégration a offert au groupe, et à ses clients, une parfaite complémentarité d’assortiment et de services.

Tao, marque pionnière

Et puis il y a les cas où ce spécialiste des boissons ne s’est pas contenté de répondre à la demande, mais a joué un rôle de pionnier, en développant lui-même des marques et des concepts réellement précurseurs des tendances aujourd’hui en plein boom. C’est Bionina, et c’est Tao, apparues en 2002. Avec presque deux décennies d’avance sur le marché, Paul Haelterman avait pressenti que, en matière de boissons rafraîchissantes, tout allait bientôt changer : les codes, les attentes du consommateur, sa soif de naturalité, et sa méfiance de plus en plus systématique envers la présence de sucres rapides dans la recette des boissons. “C’est vrai qu’en 2002, un concept tel que Tao était assez révolutionnaire, avec son rejet des agents conservateurs et des sucres rapides. La problématique de l’obésité était déjà d’actualité, mais nous pensions – et nous le pensons toujours – que les produits “zéro calorie” n’offrent pas la bonne réponse, parce que le corps aura toujours une tendance à compenser.”

Lancé sur le sujet de Tao, son “bébé”, Paul Haelterman est vite intarissable. Il en fallait, du culot, pour lancer, bien avant tout le monde, une boisson en rupture avec toutes les normes du marché. “Par définition”, répond-il, “nous sommes un acteur de niches, sur le segment premium. Toute la question était bien sûr d’identifier où se trouvait la niche. Et nous étions parvenus à la conclusion qu’elle se trouvait forcément sur le terrain de la naturalité et de la santé. Toutes les enquêtes ne cessent de le prouver depuis lors : la santé est citée par les consommateurs comme leur première préoccupation, à 18%, devant d’autres menaces comme le terrorisme.” Mettre au point Tao requit deux ans de travail intense. Le nom ? Il renvoie à l’intérêt que Paul Haelterman voue personnellement à la philosophie de Lao Tseu et au taoïsme, et à ses principes diététiques appuyés sur la phytothérapie. “Mais au-delà du nom et du positionnement, il y eut un énorme travail de recherche avec des experts en nutrition, travaillant dans un laboratoire allemand spécialisé en la matière. C’est fidèle à notre logique d’intransigeance sur la qualité intrinsèque du produit. Il n’y a pas de secret. Prenez le cas de la Carlsberg 0,0%, la bière sans alcool que nous avons lancé sur le marché en première mondiale. C’est sa qualité qui fait qu’en un an et demi à peine, elle s’est déjà attribué 25% du volume des ventes de la marque.”

Road to market

Inventer une nouvelle proposition, c’est bien, mais parvenir à lui faire rencontrer son marché, c’est parfois une toute autre paire de manches. A fortiori si l’on n’est pas un géant mondial de l’alimentaire, disposant d’énormes budgets marketing. Comment s’y prend-on, chez Carlsberg Importers ? “Nous avons toujours la volonté de travailler avec des partenaires dans un esprit de compréhension mutuelle. Prenez le cas de Tao : par un concours de circonstances, je connaissais les actionnaires de la chaîne Exki. Le produit semblait parfaitement coller à l’ADN de leur propre positionnement. Pourquoi ne pas faire un test, avons-nous alors décidé ensemble. Il s’est révélé plus que concluant, ce qui a permis de mettre la marque sur orbite. C’est une méthode qui nous différencie de celle qu’utilisent les grands groupes. Nous démarrons toujours la commercialisation d’un produit à travers le canal on trade. C’est une approche qui permet au consommateur de se construire une expérience autour de la marque, dans des canaux précis, avant qu’elle ne soit mûre pour arriver dans les linéaires de la grande distribution, et qu’il puisse l’y retrouver en connaissance de cause. Nous jouons de notre atout, celui d’être une entreprise servant différents canaux de distribution. Ceci nous permet de bien programmer les phases d’introduction d’un produit sur le marché. C’est une méthode qui s’inscrit sur le long terme et est bien adaptée aux produits premium. On crée un nid douillet pour accueillir la marque. Parce que quand celle-ci fait son entrée dans la jungle du linéaire, elle dispose de peu de temps pour rencontrer son public. Si le consommateur la retrouve après qu’elle l’ait séduit ailleurs, il va la prendre.”

Nous jouons de notre atout, celui d’être une entreprise servant différents canaux de distribution, et donc capable de créer pour le consommateur une expérience autour de la marque, avant que celle-ci n’entre dans la jungle du linéaire

Cette méthode n’est finalement pas si éloignée de celle que Jacques Haelterman, le père de Paul et Michel, utilisa pour populariser sur le marché belge la Carlsberg et la Tuborg, lorsqu’il en obtint la concession de distribution en 1960. Après tout, personne en Belgique n’était particulièrement en attente de bières danoises, notre pays était déjà bien servi. Par un trait de génie, il créa les fameuses “Danish Taverns”, des établissements horeca qui allaient installer avec force l’expérience consommateur et le positionnement premium que ces blondes allaient occuper sur le marché. Ou comment construire une “road to market” en forme de voie royale.

Si la collaboration avec le brasseur danois fut interrompue de 1989 à 1994, la confiance règne manifestement pleinement aujourd’hui entre les partenaires. Comment interpréter autrement le fait que la Belgique soit le premier marché mondial pour lequel ait été développé la nouvelle star de la gamme, la Carlsberg 0.0%? Paul Haelterman en parle, ce qui est permis pour une bière sans alcool, sans aucune modération : “C’est la seule bière du marché véritablement low cal. Et la bonne nouvelle, pour nous comme pour nos clients distributeurs, c’est qu’elle ne donne lieu à aucun cannibalisme dans notre gamme. Elle recrute ses adeptes parmi d’autres catégories de boissons, chez des consommateurs attentifs au facteur santé, cherchant une bière très désaltérante, souvent actifs dans la sphère du sport. Et bien entendu exigeants sur la qualité d’une bière. Faute de quoi, jamais elle ne mériterait d’afficher le logo Carlsberg sur son col.”

Soif d’avenir

Cette soif de développer de nouvelles armes, parfaitement calibrées en fonction des tendances du marché, est loin d’être étanchée. Côté bières, Carlsberg Importers a tiré les leçons de la tendance craft beers pour créer une nouvelle marque, la St Hubertus, brassée en Belgique, et positionnée sur le segment des bières d’abbaye. Ne la cherchez pas dans les rayons de votre supermarché : le groupe applique de façon cohérente sa politique d’introduction progressive, canal par canal. Côté cidre, un travail de fond a commencé voici 5 ans, à un moment où cette catégorie, plantureuse dans certains marchés voisins, restait en Belgique désespérément au point mort. “On utilise pleinement notre plateforme horeca pour expliquer le produit au consommateur, on crée le rituel qui l’entoure, celui de déguster le cidre Sommersby au fût, avec des glaçons, et les résultats suivent. Le taux de loyauté à cette marque est tout simplement exceptionnel !” Vasco a bien redéveloppé son offre de vins et champagnes, mais aussi d’eau minérale (avec la marque Galvanina) et de café (Másalto) destinés à sa clientèle Horeca, tout en servant également le retail avec des gammes distinctes, au premier rang desquelles on citera Gérard Bertrand, Bernard-Massart ou Taittinger.

Il y a des projets exceptionnels qui se construisent autour de la marque Carlsberg, dans les deux années à venir

Mais le meilleur est peut-être encore à venir, et dans un futur proche. “Il y a des projets exceptionnels qui se construisent autour de la marque Carlsberg, dans les deux années à venir” nous annonce Paul Haelterman. Qui évoque aussi un projet en plein chantier : celui du marché alimentaire qui se prépare au coeur de Bruxelles, dans le bâtiment classé qui abrita longtemps les bureaux de la CGER. Un espace de 2.800 m2 dédié à la gastronomie, conçu avec le designer Lionel Jadot, et où le public trouvera même une micro-brasserie. Comme une prolongation de la stratégie paternelle qui fit grandir la Carlsberg autour des Danish Taverns. “Voilà trente ans que mon frère et moi ne distribuons pas de dividendes. Chaque année, nous investissons en moyenne 3 millions dans la création de Flagship dans notre réseau Horeca. Et puis, c’est conforme à notre identité d’acteur belge, ancré dans la réalité locale. Nous avons perdu en Belgique bien trop de centres de décision. Dans notre cas, tout se passe ici, tout se décide ici, et notre personnel en est conscient.”

Qu’est-ce que ce caractère local et familial change pour la clientèle business-to-business ? “Je suis persuadé que nos clients, tout comme le consommateur, sont à la recherche d’authenticité. Et ce caractère d’entreprise belge et familiale en fait partie. Alors bien sûr, la pression du marché concurrentiel est là pour tout le monde, et nous n’avons droit à aucun traitement de faveur. Mais j’ai la faiblesse de croire que nos clients comprennent que notre différence, nous cherchons à la marquer en nous inscrivant dans le temps long, dans la durée de la collaboration et de la confiance, et dans la cohérence d’une stratégie qui construit des marques porteuses de valeur ajoutée. Il est inutile pour nos marques de nous engager dans une surenchère de promotions destructrices. La promo, chez nous, est un outil qui est utilisé à bon escient, pour permettre à une marque d’accroître son taux de distribution, ou autour d’opérations thématiques, comme le bio, la World Cup avec Taittinger ou l’UEFA Euro avec Carlsberg. Notre métier, notre vocation, n’est pas d’obéir à un objectif de ROI fixé de façon arbitraire, loin de la Belgique. C’est de rester cohérents, d’aider les retailers à simplifier la bonne perception de leur offre en linéaire. Et tout autant d’aider les indépendants à faire du review management, à bien gérer leur planogramme. Ces indépendants, ce sont comme nous des familles. On les visite davantage que les magasins intégrés. Ils méritent d’être bien appuyés, bien conseillés.”

Des ambitions pour l’avenir ? “Osons un chiffre : atteindre un jour la barre des 200 millions de chiffre d’affaires. Mais surtout continuer à grandir de façon profitable, en cohérence avec nos valeurs, où le caractère durable occupe aujourd’hui une place particulière. Relever une série de défis, autour du digital, de l’automatisation, de l’informatisation. Et puis poursuivre et transmettre cette passion familiale. La quatrième génération pointe le bout de son nez, elle se prépare à prendre un jour le relais. Elle sait aussi qu’il y a des conditions, qu’il lui faudra décrocher un diplôme universitaire, faire ses preuves quelques années dans une autre entreprise que la nôtre, puis faire ses preuves ici. Mais je ne vais pas le cacher : c’est réjouissant de voir qu’elle se passionne pour cette entreprise, et veut continuer à écrire son histoire…”

(photo : ©Emy Elleboog – source: Gondola magazine)